 
    
Archives du journal suisse de l'horlogerie 
et de la bijouterie
Avec nos remerciements pour ces trésors à la société Promoédition, éditeur de : Heure Suisse, l'Année Horlogère Suisse et du Journal Suisse de l'Horlogerie.
L’âge d’or (JSH 1954) (5ème et dernière partie)
    Par Pierre Audemars
Outre les  récompenses déjà mentionnées et qui furent décernées par diverses expositions,  la maison Louis Audemars reçut en 1876 la médaille d'or du progrès de  l'Exposition de Philadelphie. Neuf montres y furent envoyées dont cinq  seulement existent encore.
    Grâce à la  qualité remarquable de ses produits, la maison reçut également la médaille de  bronze, à New-York, en 1853, des médailles de première classe de l'Académie  Nationale de France en 1856 et 1863, un diplôme d'honneur de la même institution  en 1879 et, la même année, la médaille d'honneur de l'Exposition de Sydney.
    Et pour couronner  cette liste unique, le tsar Alexandre II de Russie décerna officiellement en  1880 à la maison Louis Audemars le titre de « Fournisseur de la Maison Royale et  de Sa Majesté le Grand Duc, héritier présomptif, et fournisseur de la cour  impériale ».

 En ces années  d'intense productivité, la maison possédait une succursale à Genève et des  dépôts à Londres, Paris, Vienne, St-Petersbourg, New-York et Hong-Kong.
    La succursale de  Genève fut ouverte par Julien Audemars en 1835, le dépôt de Londres par Louis  Audemars en 1838 et celui de Paris par Hector Audemars en 1849. Le dépôt de  New-York, ouvert en 1858, eut plusieurs directeurs successifs. Pendant un  certain temps, jusqu'en 1885, il fut confié à M. A. Wittnauer. Celui de Vienne,  ouvert en 1865 et dirigé par M. Jules Jaques, s'occupait des ventes à la fois  en Russie et en Autriche.
    Une page des  registres de l'époque fait penser à un guide international : la clientèle s'étendait  d'Ulm à Hong-Kong, de Riga à Budapest, de Varsovie à Madrid, d'Odessa à  Marseille et d'Edimbourg à Berlin.
En 1885, la maison Louis Audemars fut subdivisée en trois, sous les raisons sociales de Louis Audemars, du Brassus, François Audemars fils et Audemars frères, tous petits-fils du fondateur de l'Ancienne Maison, et qui poursuivirent durant un certain temps la même activité, soit la manufacture de la montre finie de qualité irréprochable.
 Les quatrième et  cinquième générations en ligne directe, soit les fils et petits-fils de Louis  Audemars, du Brassus, successeurs directs de la maison Louis Audemars, sont  actuellement établis à Londres comme importateurs d'horlogerie.
    Les rapports  entre patrons et ouvriers, autrefois, étaient bien différents, à plusieurs  points de vue, de ce qu'ils sont aujourd'hui.
    L'industrie  moderne et la mécanisation du travail ont élargi le fossé qui sépare  l'employeur de ses ouvriers : dans bien des métiers, ceux-ci ne voient presque  jamais leur directeur.

Au fur et à mesure qu'une corporation ou une entreprise  grandit, les contacts entre patron et ouvriers deviennent de plus en plus  espacés. Les méthodes de fabrication modernes ont eu ce résultat. Le  remplacement de la petite industrie par la grande, corollaire inévitable de la  production en série, hâte ce processus.
    Mais autrefois, à  la Vallée de Joux, il existait entre ceux qui préparaient le travail et ceux  qui l'exécutaient, chez eux ou à l'atelier, des rapports que l'on peut  considérer aujourd'hui avec étonnement et quelque regret.
    Ces rapports  étaient basés sur l'estime. Lorsque deux artisans se rencontrent sur leur  terrain commun, il n'y a qu'une seule chose qui compte, le travail.
Et lorsque le  fabricant était Louis Audemars, et que les ouvriers qui travaillaient pour lui  étaient de ceux dont l'habileté pouvait satisfaire à toutes ses exigences, leur  terrain de rencontre était une admiration mutuelle et la fierté de leurs  capacités réciproques qui les élevaient au-dessus des relations courantes dans  d'autres métiers et industries, et les termes de patron et ouvrier ne leur  venaient pas à l'esprit. C'étaient premièrement des artistes, et en tant  qu'artistes ils étaient égaux. Puis, en second lieu, il y avait l'employeur et  l'employé.
 La correspondance  de Louis Audemars jette un jour intéressant sur ces relations aux premiers  temps de l'histoire de la maison, avant que les mouvements non terminés ne  soient marqués ou numérotés. Les mouvements étaient alors identifiés comme le  demi-Breguet de Philippe chez Gabriel, la cadrature d'Henri du Solliat, le  mouvement de poche de François chez Joseph, le mouvement plat de David Piguet  de Gustave, et ainsi de suite. Ces ouvriers, égaux par le talent, étaient  désignés par leurs prénoms, comme les membres d'une famille. Afin d'éviter des  confusions, et selon la coutume, le prénom était accompagné de celui du parent  chez lequel habitait l'artisan.
    Notons aussi que  des horlogers comme Louis-Elisée Piguet et Henri Golay de la Forge qui  travaillèrent tous deux à une certaine époque pour la maison Louis Audemars,  reçurent personnellement le crédit de leurs inventions et des innovations  qu'ils introduisirent. Celles-ci sont désignées aujourd'hui par leurs noms,  comme il se doit. Mais combien souvent n'a-t-on pas vu le contraire ?
 Ces hommes étaient  des individualistes ; certains étaient fiers, têtus, intolérants, et cependant  la beauté de leur œuvre leur aurait fait pardonner bien plus encore. Dans tous  les registres de la maison ils étaient désignés comme collaborateurs, ou  associés, ce qui en dit plus que de longues explications.
    Leur travail  était reconnu et apprécié, par nul autant que par ceux dont ils exprimaient les  idées et le goût artistique. Cette reconnaissance, librement et généreusement  exprimée, avait inévitablement pour conséquence une loyauté et une coopération  qui pourraient encore balayer de leur souffle pur les petites mesquineries si  fréquentes de nos jours.
On parle encore de Martin Inglin qui, ayant travaillé de longues années au même établi que Louis Audemars, versa des larmes lorsqu'il dut se rendre compte que ses yeux et ses doigts ne suffisaient plus à la tâche. Mais la décision vint de lui-même et non de ceux pour qui il travaillait.

 Le passé est  mort, mais ne sera jamais oublié. Il serait oiseux de se lamenter. Cependant,  l'étude d'une époque révolue, où la vie se déroulait calme et digne, peut nous  enseigner bien des leçons.
    L'une est celle  du travail. La semaine de cinq jours n'existait pas. Le travail cessait, le  soir, à 8 heures et parfois, privilège rare, à sept heures le samedi.
    Peut-être que ces  horlogers, qui passaient leur vie à faire des montres, avaient appris, en  observant les incessantes vibrations des balanciers, une au moins des grandes  leçons de la vie, c'est que l'homme ne fait qu'un court passage sur cette  terre, durant lequel le temps ne s'arrête pas.
    Les heures  supplémentaires, autre fétiche de notre époque, étaient inconnues. Le travail  devait être fait. S'il le fallait, l'ouvrier restait à l'établi. C'était  simple. La fierté qu'il mettait à accomplir son travail était toute sa  philosophie.
    Aussi, la  satisfaction avec laquelle il apportait un mouvement de montre au comptoir du  Crêt-Meylan et écoutait les éloges de ceux qui étaient éminemment qualifiés  pour en juger devait dépasser de beaucoup celle que peut procurer aujourd'hui  une enveloppe de paie. Un tel travail, dans lequel le dévouement et la fierté  entraient au même titre que la compétence professionnelle, portait en lui-même  sa récompense.
    La dignité de  l'ouvrier - et qui n'en a pas été frappé en parlant à un agriculteur, à un  couvreur, un menuisier - était chose réelle. Il n'était plus question de patron  et d'ouvrier, mais de collaboration et de coopération. Le problème - et  lorsqu'il s'agit d'établir une répétition à minutes de 18 mm de diamètre les  problèmes ne manquent pas - était résolu par ceux qui en étaient le plus  capables. Tel était l'esprit dans lequel la maison Louis Audemars fabriquait  des montres.
 Il suffit de  parcourir la correspondance d'Hector Audemars, alors qu'il était à Paris, ou  les cahiers techniques d'Adolphe et Charles-Henri Audemars, pour apprécier la  patience et la persévérance qu'ils apportaient à communiquer à leurs ouvriers  les connaissances qu'ils avaient acquises. Leur travail ne fut pas inutile.
    L'indépendance  suivait naturellement. C'était le complément de la dextérité. Mais comment ils  travaillaient, et quand, c'était leur affaire.
    Citons à ce  propos, la dernière page de la Notice historique de 1873
    « Des machines  pour tailler, couper et arrondir tous les genres d'engrenages, y compris les  dentures des cadratures et certaines parties de l'échappement, en bref, tous  les outils nécessaires à un fonctionnement précis sont utilisés dans cette  manufacture. Une machine qui serait limitée à un seul genre de montre, et qui  tendrait à réduire l'artisan au rôle d'automate, est rigoureusement bannie de  la maison Louis Audemars. Ses successeurs, qui poursuivent son œuvre, affirment  que ce n'est qu'en formant des artistes par des apprentissages poussés dans  toutes les parties de l'horlogerie que les centres horlogers de la Vallée de  Joux sauveront leur industrie du désastre.
    » En outre, ils  estiment que l'artisan horloger qui travaille chez lui, dans sa famille, et qui  instruit lui-même ses enfants, avec compétence, des principes de l'horlogerie,  est à même de conserver l'indépendance nécessaire à son initiative  individuelle. Un tel artisan, en fait, n'est pas tenu, comme un ouvrier de  fabrique, à un programme fixe qui doit lui peser. Sa liberté individuelle  demeure entière, son avenir et son travail ne dépendent pas d'une machine, sans  laquelle un ouvrier de fabrique ne peut rien produire. Ses fils, travaillant à  ses côtés, sont élevés dans le respect de la famille. Leurs principes, à la  fois individuels et sociaux, sont conservés et réaffirmés avec chaque nouvelle  génération, qui produit ainsi des hommes dignes de leurs concitoyens et de leur  pays. »
    De tels idéaux  ont disparu. L'ère de la machine s'est introduite et a supplanté l'artisanat,  et si le monde a perdu une valeur irremplaçable, il serait vain de nier ce  qu'il a gagné.
 Aujourd'hui, la  vie se déroule à une allure vertigineuse et seuls quelques privilégiés ont le  temps de s'arrêter et de réfléchir.
    Aussi est-il  peut-être bon d'examiner, lentement et attentivement, une montre faite à la  main en songeant que les hommes qui la firent ne connaissaient ni avion, ni  train, ni cinéma, ni radio, ni dancing, ni champs de courses. Ils avaient leurs  outils et leurs connaissances, et l'habileté et l'adresse acquises par leur  labeur incessant. Leur vie était lente et mesurée, mais ordonnée et saine.
    Et cependant,  peut-on vraiment dire qu'elle était inférieure à la nôtre ?
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