 
    
Archives du journal suisse de l'horlogerie 
      et de la bijouterie
Avec nos remerciements pour ces trésors à la société Promoédition, éditeur de : Heure Suisse, l'Année Horlogère Suisse et du Journal Suisse de l'Horlogerie.
La contribution des savants et horlogers suisses aux progrès de la chronométrie 
        (série d'articles paru en 1957)
ISAAC HABRECHT (1544-1620) CHRONOMÉTRIE AD MAJOREM GLORIAM DEI

« Et voilà pourquoi l'horloge ne marche plus! » Imposant, sonore et gonflé par l'importance de sa fonction, le Suisse de la Cathédrale de Strasbourg venait de terminer son explication invariable. Celle-ci avait, tout aussi invariablement, pour effet d'impressionner encore un peu plus les visiteurs, déjà troublés par la solennité monumentale de l'édifice.
 Devant eux, l'extraordinaire horloge morte dressait  l'architecture de ses cadrans aux aiguilles désormais immobiles et de ses  automates paralysés. Et les étrangers se taisaient, glacés d'horreur par  l'explication à laquelle le Suisse venait d'apporter ce définitif « c. q. f d.  »: lorsque l'horloge avait été achevée, les Strasbourgeois s'étaient enquis  d'un moyen sûr d'empêcher son constructeur d'aller en établir une aussi belle  en quelque autre pays et, pour avoir toutes garanties à cet égard, ils avaient  décidé de lui crever les yeux. Ainsi fut donc fait. Mais l'esprit du  constructeur - dont on imagine qu'il ait pu s'attendre à d'autres marques de  reconnaissance - s'était ensuite vengé en enlevant à son œuvre certaines  pièces-clef dont il avait seul le secret. Voilà pourquoi, un beau jour de 1789,  l'horloge avait brusquement cessé de fonctionner. 
      Depuis lors, le brave Suisse  répétait inlassablement sa terrifiante histoire, qu'il tirait d'une ancienne  légende fort répandue, encore que, comme bien l'on pense, elle n'eût rien de  vrai. Il évitait ainsi habilement de dire que le chef-d'oeuvre construit par  Isaac Habrecht, deux siècles plus tôt, avait été tué net par les interventions  de réparateurs probablement trop peu habiles pour assurer le «service» de la  mystérieuse mécanique...
 Quoi qu'il en soit, il fallut attendre jusqu'en 1842 pour  que le mathématicien et constructeur de machines J.-B. Schwiglé réussisse à la  remettre en marche, après restauration complète, réalisant ainsi le rêve de son  enfance. Le seul qui en eût peut-être conçu quelque humeur, le Suisse de  l'époque révolutionnaire - que cette résurrection aurait obligé à renoncer à  son commentaire traditionnel - avait depuis longtemps quitté ce monde, et ses  successeurs ne racontent plus qu'Habrecht avait eu les veux crevés pour salaire  de sa merveilleuse horloge... On sait d'ailleurs maintenant qu'il est mort à  Strasbourg, le 11 novembre 1620, à l'âge de 76 ans, célèbre dans toute l'Europe  et laissant à ses descendants, formés à son école, un atelier spécialisé dans  la construction de... reproductions miniatures plus ou moins exactes de son  chef-d’œuvre.
Quoi qu'il en soit, il fallut attendre jusqu'en 1842 pour  que le mathématicien et constructeur de machines J.-B. Schwiglé réussisse à la  remettre en marche, après restauration complète, réalisant ainsi le rêve de son  enfance. Le seul qui en eût peut-être conçu quelque humeur, le Suisse de  l'époque révolutionnaire - que cette résurrection aurait obligé à renoncer à  son commentaire traditionnel - avait depuis longtemps quitté ce monde, et ses  successeurs ne racontent plus qu'Habrecht avait eu les veux crevés pour salaire  de sa merveilleuse horloge... On sait d'ailleurs maintenant qu'il est mort à  Strasbourg, le 11 novembre 1620, à l'âge de 76 ans, célèbre dans toute l'Europe  et laissant à ses descendants, formés à son école, un atelier spécialisé dans  la construction de... reproductions miniatures plus ou moins exactes de son  chef-d’œuvre. 
Il est né en 1544, sixième des treize enfants de Joachim Habrecht  et dont trois - Jean, Josias et lui-même - devaient le suivre dans la carrière  horlogère, inaugurant une triple lignée de chronométriers qui, pendant plus  d'un siècle, étendirent la réputation que leur père avait fondée. 
      A Diesenhofen  en Thurgovie, dont il était originaire d'abord, puis à Stein am Rhein et enfin  à Strasbourg, où il se fixa dès 1539, Joachim Habrecht s'était en effet déjà  rendu célèbre comme maitre horloger. 
      En 1545, il fut appelé à Soleure pour  achever l'horloge astronomique de la Tour Rouge que le fameux Laurent Liechti  n'avait pas eu le temps d'achever. Puis, de retour à Schaffhouse, il érigea  l'horloge de la Tour Saint-Jean et celle, plus fameuse encore de la Tour du  Poids Public (Fronwaagturm), horloge astronomique qu'il termina en 1564 et qui  marche toujours.
 Les fils étaient donc à bonne école et, en assistant leur  père dans la construction et le gouvernement des horloges de sa bonne ville,  ils reçurent une formation qui explique le rôle considérable qu'ils jouèrent  dans cet assaut d'horloges que commençaient alors à se livrer les villes  germaniques. Il est étrange en effet - et peut-être révélateur du génie  particulier de deux cultures - de voir comment, pendant que la Florence des  Médicis, la Venise des Doges, la Milan des Sforza, la Rome des Papes  rivalisaient de palais et d'œuvres d'art, les cités alémaniques et rhénanes  cherchaient à se surpasser l'une l'autre par la taille, la beauté et surtout la  complication de garde-temps monumentaux dont elles ornaient leurs cathédrales  et leurs édifices publics. Là, on s'enlevait les grands artistes; ici, on  cherchait à attirer les meilleurs horlogers... 
      C'est ainsi que Jean, l'aîné des  fils de Joachim Habrecht fut appelé à Zurich où on lui confia la charge de  Gouverneur des horloges. Il avait vingt-cinq ans, mais il avait aussi la  caution que représentait la renommée de son père. C'est ainsi également  qu'Isaac et Josias, ayant entendu parler des difficultés que le mathématicien  Conrad Hasenfratz dit Dasypodius rencontrait pour trouver un horloger capable  de terminer la construction d'une nouvelle horloge astronomique - qui devait  être la plus belle de toutes - se mirent en route pour Strasbourg, au début du  printemps de 1571.
L'ancienne horloge de 1354 - qui portait le nom de l'«Horloge des Trois Rois» parce qu'en plus d'un calendrier marquant les jours et les heures, d'un coq qui chantait, d'un astrolabe décrivant le cours du soleil et de la lune, elle comportait un groupe d'automates figurant les Rois Mages qui s'inclinaient devant la vierge - était hors d'usage et le montage de celle qui devait la remplacer n'avançait guère. Les calculs nécessaires avaient été entrepris, dès 1540, par le mathématicien Herlin, le médecin Michel Stern - à cette époque, les médecins étaient versés en astronomie et en astrologie - et le théologien Nicolas Bruckner. Herlin était mort avant de mener son œuvre à chef, Conrad Dasypodius avait été désigné comme son successeur, mais Strasbourg n'avait toujours pas d'horloge.
 C'est donc avec bienveillance que le vénérable Dasypodius  accueillit les deux frères Habrecht, surtout que ceux-ci lui apportaient, en  guise de certificats: Isaac, un mouvement d'horlogerie actionnant un astrolabe  planisphère et Josias, qui n'avait pas vingt ans, une pièce simillaire  compliquée. 
      Avant de les engager pour reprendre les travaux comme le  recommandait Dasypodius, le Conseil de Strasbourg exigea cependant - ô  sacro-sainte administration ! - un papier, en l'occurrence une attestation de la  ville de Schaffhouse. On devine que les fils du Gouverneur des Horloges  n'eurent pas de peine à l'obtenir et les Strasbourgeois, rassurés, purent y  lire, entre autres détails, que l'on avait été si satisfait des travaux qu'Isaac  et Josias avaient effectués lors de l'érection de l'horloge astronomique du «  Fronwaagturm » qu'on les avait gratifiés chacun de... quatre aunes de drap.  Tant et si bien que le 26 juillet 1571, le Conseil de Strasbourg signait la  convention par laquelle il confiait à Isaac et Josias Habrecht la construction  de l'horloge qui devait éclipser toutes celles que l'on avait vues jusqu'alors.
  Gageons que les bons bourgeois de Strasbourg eurent un  dernier sursaut d'inquiétude, lorsque les deux Habrecht leur demandèrent de  pouvoir construire le mécanisme chez eux à Schaffhouse et... 200 florins  d'acompte pour l'achat des matières premières nécessaires. Ils s'exécutèrent  tout de même et, avant que ne s'achève l'été de 1572 - soit tout juste un an  plus tard - ils virent arriver sur le Rhin quatre grosses péniches ayant à leur  bord nos deux jeunes horlogers et les mécanismes parfaitement au point.
Gageons que les bons bourgeois de Strasbourg eurent un  dernier sursaut d'inquiétude, lorsque les deux Habrecht leur demandèrent de  pouvoir construire le mécanisme chez eux à Schaffhouse et... 200 florins  d'acompte pour l'achat des matières premières nécessaires. Ils s'exécutèrent  tout de même et, avant que ne s'achève l'été de 1572 - soit tout juste un an  plus tard - ils virent arriver sur le Rhin quatre grosses péniches ayant à leur  bord nos deux jeunes horlogers et les mécanismes parfaitement au point. 
Il fallut une autre année pour le montage, le raccordement et l'agencement des automates : les jours de la semaine figurés par Diane pour le lundi, Mars pour le mardi, Mercure pour le mercredi, Jupiter. Vénus, Saturne et Apollon pour les quatre derniers jours; Sa Majesté la Mort et les quatre Ages, le Christ et l'Oriflamme de la Résurrection, les Apôtres et le fameux Coq, symbole de la vigilance, pour ne citer que les principales figurines qui s'ajoutaient aux cadrans « scientifiques» de l'horloge : le Globe céleste, où sont représentées quelque 5000 étoiles et dont l'aiguille indique le temps sidéral; le Calendrier civil, qui donne le temps vrai, les mouvements de la lune, les éclipses solaires et lunaires, les heures,lever et du coucher du soleil pour chaque jour, ainsi que - à perpétuité et automatiquement - le quantième du mois, les jours bissextiles et les dates des fêtes mobiles, la date et la fête Saint du jour; le «comput ecclésiastique » qui donne pour l'année le millésime, le cycle solaire, le nombre d'or, l'indiction romaine, la lettre dominicale, les épactes; le cadran pour l'indication du temps moyen, un planétaire et un globe lunaire.
Simultanément, deux peintres, Schaffhousois eux aussi, et amis des Habrecht, les frères Tobie et Josias Stimmer, assumaient la décoration de l'œuvre. Le même désir de minutieuse perfection les guidait et peut-être - c'est une hypothèse, mais elle parait admissible si l'on considère le remarquable ensemble allégorique que constitue l'horloge - une même foi où l'on décèle l'influence des sciences occultes et notamment de l'alchimie. Le symbolisme traditionnel des peintures révèle, à tout le moins, une inspiration tirée de connaissances parfaitement définies et non pas d'une fantaisie d'ailleurs impensable à l'époque dans une cathédrale.
 Vers la fin du printemps  1574, l'horloge était complètement achevée. On fit quelques essais et, le 24  juin, jour de la Saint-Jean, eut lieu la mise en marche solennelle... La  merveilleuse machinerie, qui donnait un panorama complet des notions  chronométriques, fonctionna parfaitement jusqu'en 1789. Il ne fallut pas si  longtemps pour en faire l'un des joyaux de l'art liturgique. On venait voir  l'horloge de partout, on la vantait comme un chef-d’œuvre, comme une nouvelle  merveille du monde. On conçoit aisément dès lors que la réputation des Habrecht  ne mit pas longtemps à s'étendre. Leur gloire fut telle, en tout cas, que la  Corporation des serruriers-horlogers de Strasbourg en prit ombrage et leur  chercha noise. Elle imposa à Isaac - Josias était parti rejoindre son autre  frère à Zurich - la présentation d'un chef-d’œuvre, quand bien même il avait  déjà été reçu maître horloger à Schaffhouse. 
      Il répondit par une horloge  astronomique table qui  confondit les plus malveillants des examinateurs. Ayant ainsi satisfait aux  exigences corporatives, maître Habrecht put s'établir définitivement à  Strasbourg. Son « contrat » de 1571 avec les autorités de la ville lui imposait  d'ailleurs d'instruire quelques artisans de l'entretien de son chef-d’œuvre,  mais il est plus que probable qu'il n'ait pas jugé très sage d'en abandonner le  gouvernement à des mains qui, au début tout au moins, auraient pu se laisser  aller à exercer sournoisement sur son horloge une jalousie et une hostilité que  l'on ne lui avait guère cachées. Cependant, d'autres cités ne tardèrent pas à  réclamer ses talents, notamment Heilbronn sur le Neckar où il acheva, en 1580,  une autre horloge astronomique, et Ulm sur le Danube, l'année suivante... Ce  qui prouve bien qu'on ne lui avait pas crevé les yeux, comme le veut la  légende.
Il exécuta également de nombreuses horloges pour le compte de « privés ». En 1583, par exemple, il livra au banquier Fugger d'Augsburg une horloge astronomique qui, pour n'avoir pas les proportions monumentales de celle de Strasbourg n'en est pas moins - au contraire - un chef-d’œuvre. Ainsi quarante ans durant, pendant que ses fils Abram et Isaac II s'apprêtaient à reprendre sa succession, il confirma une maîtrise géniale qui fait de lui le plus grand des Habrecht.
Les pièces conservées dans les collections, remarquables du point de vue ingéniosité horlogère, comme du point de vue artistique, attestent que son œuvre figure une tentative extraordinaire de chronométrie complète où la minute devait toujours être située par rapport à l'infinie course des astres, le temps mesurable par rapport à l'éternel, le profane par rapport au sacré et - peut-être le rythme de l'existence humaine par rapport aux pulsations du divin.
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