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Le billet horloger
Minute, précisions!

Par Joël A. Grandjean /TàG Press +41


 

Genève sur ingratitudes*

Le jet d’eau, symbole genevois internationalement connu, fête en 2011 ses 120 ans d’existence. Dans l’une des villes suisses qui doit le plus à l’horlogerie, personne n’a pensé à en rappeler l’horlogère origine!
 
Ceux qui y transitent ou l’envient de loin, sont loin de se douter que la ville et ses élites sont traversées de bien étranges sensibilités. Ainsi, le Genevois, surtout s’il est homme politique, aurait parfois tendance à considérer l’horlogerie comme un mal nécessaire. Non pas qu’il n’en reconnaisse pas le poids économique, ni le nombre d’emplois fourni, ni encore la masse contribuable générée, mais sa sensibilité pétrie des restes d’un esprit calviniste réputé pour avoir traqué les signes extérieurs de richesse, a tendance à se faire critique face à ce qu’il perçoit. Et ce qu’il perçoit n’est pas toute l’horlogerie, mais plutôt, l’une de ses expressions les plus arrivistes.

Clichés de l’hyper luxe
D’abord un salon international, créé il y a une vingtaine d’années déjà, par des marques en sécession bien décidées à faire bande à part parce que BaselWorld n’était pas assez prestigieux à leur goût et qu’il y régnait une odeur de saucisse. Ainsi est né, avec le SIHH, le concept d’une haute-horlogerie qui ne veut absolument pas se mélanger aux autres horlogeries, au point même que certains de ses exposants, dont des marques appartenant au même groupe, donneraient tout pour voir une enseigne comme Baume & Mercier déguerpir de leur sacro-sainte enceinte. Déni d’histoire et confusion de prestiges…

Egalement responsables de cette vision partiale et tronquée, les médias locaux ou nationaux qui ne cessent de faire leurs choux gras des envolées ahurissantes de montres vendues aux enchères en ces lieux, ou des talking pieces brandies par certains en guise de messages prétexte, véhiculant tantôt le savoir-faire des grandes complications, tantôt un nombre inconsidéré de cailloux précieux balisant les surfaces visibles d’une pièce. A l’heure où quelques indignés pointent aussi ici le bout de leur nez, les prix à donner le tournis soulignent les fractures sociales, les fossés entre la réalité du commun des mortels et la concentration inhabituelle de richissimes en transit… Ainsi est-il de bon ton d’arborer face à l’horlogerie indigène un froncement de sourcils dubitatif doublé d’un air réprobateur.

Remettre les pendules à l’heure
jet d'eau geneveFace à ces chantres du bien pensant qui font fausse route et qui se complaisent dans l’erreur, il convient de tordre le coup avec véhémence à cette ex-croissance d’un politiquement correct local qui oublie qu’au-delà des vitrines somptueuses et des étals du luxe ultime, s’il y a bien un secteur ouvrier et industriel, c’est l’horlogerie. Deux éléments contextuels l’attestent: primo l’horlogerie, c’est des petites mains, souvent graisseuses et salies par les copeaux des polissures, que le marché mondial a anoblies en artisanats prestigieux, érigées en doigts d’or; des sueurs mêlées de taches d’huile, de patiences infinies, des vues abîmées par trop de concentration… des simplicités attachantes qui n’ont que très rarement l’occasion de prendre en main une fois finis les objets si inaccessibles qu’ils ont contribué à construire. Secundo, c’est un secteur à part puisque toute délocalisation lui est interdite, tant il est prouvé qu’un même job fait à Annemasse, à Saint-Julien, à Morez ou à Morteau vaudrait deux fois moins cher que s’il est fait à Thônex, Plan-Les-Ouates, au Sentier ou au Locle. Non pas parce que les compétences soient meilleures de ce côté-ci du lac, puisque la proportion des mains d’œuvre frontalières dans les manufactures suisses est éloquente, mais parce qu’une sorte de bénédiction immatérielle non méritée, confère aux terroirs du swiss made une inexplicable plus-value.

Cabinotiers et jet d’eau
Avec la célébration du cent vingtième anniversaire du jet d’eau cette année, on atteint le summum d’une ingratitude crasse et larvée de la ville Genève face à son horlogerie. Car c’est à elle que la ville doit ce fleuron connu de la planète entière, symbole majeur d’un tourisme mondial qui ne se lasse jamais de son éphémère et vivant spectacle! En effet, il fut un temps où le fraisage se faisait à l’eau et non à l’huile. A savoir que la matière travaillée était refroidie grâce à des masses d’eau continues projetées sur les pièces, pour éviter qu’elles ne chauffent sous la fraiseuse. Or, les artisans auxquels la brochure officielle des SIG fait tout de même allusion – les Services Industriels de Genève, en charge de la distribution de l’eau –, étaient des ouvriers du secteur horloger, des cabinotiers.
Dans leurs entreprises, tous les robinets étaient donc ouverts et, à la fin de la journée de travail, lorsqu’ils les refermaient presque simultanément, les tuyaux du réseau auraient du exploser sous l’insoutenable surpression. Alors les SIG installèrent dans la petite rade, après un accident révélateur dit-on, un système de décompression qui, tous les jours à la même heure, se transformait en un éphémère jet d’eau faisant la joie des passants. C’est ce spectacle qui généra l’idée d’en faire un symbole, en le déplaçant là où il se situe aujourd’hui, s’imposant comme une féerie mondialement attractive. L’édifice le plus photographié à Genève, avant l’horloge fleurie (j’y reviendrai un de ces jours).

Figurez-vous que chaque fois que j’ai eu l’occasion de raconter cette histoire à un édile, y compris à un ancien Maire de la Ville, j’ai été stupéfait par son étonnement. Face à cette histoire d’eau, tous tombaient de haut. Pour quelqu’un qui se passionne pour l’horlogerie, pour son histoire industrielle et culturelle, cette ignorance est un comble. Car les vraies origines du jet d’eau, gommées par ce je ne sais quoi de pensée unique, ne se trouvent ni dans les livres d’histoire suisses, ni dans les articles de presse, encore moins dans la conscience collective… Genève, belle ingrate.

{*} Lire aussi la chronique d’opinion à paraître fin 2011 dans Heure Suisse N°115

 

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