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Le billet horloger
Minute, précisions!

Par Joël A. Grandjean /TàG Press +41


 

Pourquoi payer le prix juste?

Puisque la branche horlogère est interdite de délocalisation, à savoir que les marchés la contraignent à se fabriquer en Suisse, certaines marques font tant pression sur leurs fournisseurs, qu’elles jouent avec l’avenir du secteur. Jeu dangereux.

L’horlogerie empêche les financiers purs et durs d’aller faire, dans une certaine mesure, leurs emplettes à l’étranger. Tant mieux. Reste que dans leur stratégie d’expansion, vu que la main d’œuvre est un paramètre intouchable sur le plan géographique, vu que les grandes manufactures horlogères suisses sont déjà toutes installées en zone frontière pour s’approvisionner en main-d’œuvre frontalières, ces groupes dont la logique réclame toujours plus de marges, s’acharnent sur les acteurs de la co-traitance. Ces derniers deviennent des tampons contraints de compenser les disparités du climat économique, d’en assumer les hauts comme les bas. Ils sont ainsi un indicateur de soubresauts ou d’éclaircies, selon qu’ils engagent ou dégraissent.

Tant qu’à vendre
Le premier danger qui guette ces entreprises entièrement dédiées aux marques, est celui du rachat. Pour rester indépendant aujourd’hui, le co-traitant ne doit pas seulement cultiver des savoir-faire qui séduisent les grands, il doit aussi être capable de ne pas accepter trop de commandes provenant d’un seul client. Car, si ces commandes deviennent régulières, voire de plus en plus volumineuses, la structure n’aura d’autre choix, en cas de cessation nette desdites commandes, que de passer aux mains de son client. Cette technique du «couteau sous la gorge» est connue, elle se fait au détriment d’un bon prix de vente.

Si l’éventualité de vendre fait toutefois partie des options auquel le patron a pensé, autant alors tout mettre en œuvre pour que l’affaire s’envisage dans les meilleures conditions. Je me souviens par exemple d’une petite société d’assemblage située dans le Jura Bernois qui, face à sa dépendance à un seul gros client prestigieux de Genève, avait orchestré la démarche en ajoutant à sa corbeille l’achat d’un terrain en prévision d’une future expansion. Au moment des tractations, déjà propriétaire de ses murs, elle s’était donc retrouvée avec une valeur ajoutée qui lui avait permis de réaliser une belle opération.

anglageCertaines valeurs s’achètent-elles?
La logique d’expansion des groupes financiers, justifiée par une sacro-sainte aspiration à l’autonomie, est d’abord passée par l’achat des marques elles-mêmes. Elle s’est poursuivie ensuite, dans leur course à la verticalisation, par une sorte d’expansion intra muros. Il n’est pas un mois sans que ne soit dès lors racheté ici un fournisseur à haute réputation, là un atelier bourré de compétences. Le tissu de la co-traitance horlogère indépendante, au service de clients de tous bords, se réduit comme peau de chagrin.

Le plus drôle, c’est que celui qui devient achetable le doit à une somme de valeurs qui, dans le fond, ne sont pas à vendre. Par exemple l’excellence. L’excellence ne se fait pas en un jour. Elle est quête permanente et réalité progressive. Car la nécessité de contenter un client plus exigeant, un état d’esprit qui prévaut dans le secteur, est un processus qui s’appuie sur des phases d’expérimentations qui ne portent pas uniquement sur le haut de gamme. Pour cette excellence, le groupe financier est donc prêt à mettre le prix. Sans se rendre compte qu’après quelques années, à force de ne travailler plus que pour lui, cet acteur pourrait perdre des savoirs qu’il a mis des dizaines d’années à acquérir.

Prestations prix plancher, le danger
Pour rester indépendant aujourd’hui, le co-traitant ne doit pas seulement cultiver des savoir-faire qui séduisent les grands, il doit aussi être capable de résister à la recherche au profit maximal à laquelle se livre ses clients. Cette recherche permanente du meilleur prix est fatigante. Elle s’accompagne de pratiques regrettables pour le secteur. Des pratiques prédatrices qui peuvent endommager de manière irrémédiable son ADN: si la négociation des tarifs est de bonne guerre, surtout lorsque la commande est juteuse en quantités, n’avoir pour seul langage que la traque au rabais et au prix plancher, c’est orchestrer la négation pure et simple d’une corporation dont on tire son opulence. A long terme, c’est l’herbe que l’on coupe sous ses pieds. Les entreprises de la co-traitance, rappelons-le, jouent le rôle de tampons. Elles restent surtout un incroyable vivier de formation et de transmission des savoirs. Pour la bonne santé générale, elles doivent être à l’aise dans l’exécution de leurs talents. La qualité en dépend, c’est elle qui engendre la dimension du luxe.

Pouvoir vendre des services à un prix qui envisage l’avenir, c’est permettre le renouvellement des parcs machines, c’est accompagner les relèves, c’est favoriser un enracinement dans un terreau industriel qui puisse faire face aux surplus et aux annulations, qui réfléchisse à de nouveaux procédés. C’est l’affaire de tous. Puisse les grands comme les moyens s’en soucier, au nom de ces entreprises tampon, si pratiques…

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