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La grande interview de françois-paul journe


Par Didier Pradervand de Montres Passion , Photos: Fred Merz, Rezo

 

De Marseille à Genève en passant par Paris et Sainte-Croix, il est devenu l’un des horlogers de référence de sa génération. Il collectionne les prix et les récompenses et, pas à pas, bâtit sa légende et sa manufacture au coeur de Genève. Rencontre....

Francois Paul Journe

Maître horloger Au printemps, François-Paul Journe a inauguré un espace d’exposition dans sa manufacture genevoise.
Pièce maîtresse: une incroyable horloge astronomique, dont la restauration complète a demandé trois ans de travail.

A mi-chemin du quartier des banques et du cimetière des Rois où reposent les «grands noms» de la ville, entre Rhône et plaine de Plainpalais, une ancienne usine de lampes à gaz, convertie un temps en fabrique d’horlogerie, puis de ceintures et bretelles et, depuis 2003, en siège de la manufacture François-Paul Journe. Entré en horlogerie, comme d’autres entrent en religion, l’homme fascine et intimide. Et, même s’il se prête de bonne grâce, mais avec une absolue maîtrise, au jeu des questions-réponses, son esprit semble souvent ailleurs, peut-être au coeur des mouvements horlogers des XVIIe et XVIIIe siècles dont il est l’un des plus fins connaisseurs, ou alors dans l’une de ses futures créations.

On le décrit souvent comme «sérieux, mystérieux, fascinant, humble et pudique». Ses proches pondèrent ce portrait plutôt austère, en rappelant qu’il aime les bons vins, la bonne chère, les voitures mais aussi Clint Eastwood. Il sourit, surpris: «En fait, c’est un souvenir de môme (ndlr. à Marseille où il est né en 1957), ma première sortie au cinéma, Pour une poignée de dollars, j’en étais ressorti fasciné.» De cette enfance marseillaise, de la ville, de la Méditerranée, il a, dit-il, «peu de souvenirs ou alors ceux de tous les gamins quand ils parlent de leur enfance, et aucune nostalgie…».

Un grand-père coiffeur, un père commerçant, comment avez-vous «rencontré » l’horlogerie?

A force d’interviews et d’introspection (rires), un vieux souvenir m’est revenu il y a peu. Je devais avoir 3 ou 4 ans, j’avais reçu une montre de poche que je ne quittais jamais et que, finalement – je m’en suis souvenu bien plus tard –, j’ai démontée pour voir comment ça marchait. Plus sérieusement et moins mythique, j’étais un cancre, mes parents ne savaient plus que faire de moi. Ni le commerce ni la coiffure ne m’attiraient. Ce n’était pas assez difficile. Un de mes oncles, auquel je ressemblais beaucoup, avait eu un peu le même parcours difficile. Il avait fini au lycée technique en section horlogerie. Le chemin était donc tracé, d’autant qu’un cousin était directeur de l’établissement. J’avais 13, 14 ans, et l’école tout d’un coup devenait concrète, pratique, réelle. Les trois premiers mois, nous avons dû fabriquer nos outils, j’étais comblé…

La rédemption par les travaux pratiques?

(Sourires…) Pas exactement non plus, puisque, finalement, je me suis fait virer pour indiscipline. C’est alors que ce fameux oncle qui, entretemps, était monté à Paris m’a proposé de venir près de lui, pour que je finisse mes études, tout en étant en stage dans son atelier d’horlogerie ancienne.

La véritable entrée en horlogerie?

D’une certaine manière. Au début, j’étais comme à Marseille un élève dissipé et léger, j’avais toujours des problèmes de discipline, les notes s’en ressentaient. Peu à peu, ça s’est calmé. J’ai même été premier de classe. Chez mon oncle, j’ai plongé dans les mécanismes des anciennes horloges, rencontré des collectionneurs, des passionnés. J’avais trouvé ma voie.

Et vous décidez alors de fabriquer votre propre montre…

journeJe n’aime pas faire deux fois la même chose, c’est au-dessus de mes forces. J’adorais la restauration des anciennes horloges, mais il y avait peu à peu un sentiment de répétition. J’ai profité que mon oncle m’accorde du temps pour me lancer dans la conception et la fabrication complète de mon premier tourbillon. Cela m’a pris cinq ans. Un collectionneur l’a remarqué et m’a demandé de lui en fabriquer un.

Une réputation de grand connaisseur et restaurateur d’horlogerie ancienne, des collectionneurs qui vous demandent des mouvements originaux, votre propre atelier… Vous auriez pu continuer comme cela pendant longtemps. Pourquoi décidez-vous de vous «exiler» à Sainte- Croix et d’y créer une entreprise?

Ce n’était pas un exil, je n’y passais que deux à trois jours par semaine, le reste du temps, j’étais à Paris. J’avais pris conscience que l’horlogerie «moderne» était en train de renaître, j’avais des idées, des envies, mais, pour les réaliser, il fallait mettre un pied en Suisse, ce n’était pas faisable depuis Paris exclusivement.

L’aventure entre Paris et Sainte-Croix dure cinq ans, puis vous lâchez tout et, en 1994, vous venez vous installer à Genève. Pourquoi?

Je me suis brouillé avec mes partenaires. Le choix était simple: retourner à Paris et renouer avec ma vie d’avant ou alors partir ailleurs. Je n’ai pas choisi Genève. J’ai eu, via un copain, l’opportunité de reprendre un fonds d’atelier d’un horloger partant à la retraite. Ce fut donc Genève (ndlr. et, en 1999, le lancement de sa propre marque F.P.Journe Invenit & Fecit - inventé et réalisé).

Quel regard portez-vous sur cette ville? Vous sentez-vous intégré?

Je pense que je suis intégré, puisque je suis, désormais, un horloger genevois. Mais, en fait, ce n’est pas quelque chose à quoi je suis sensible, Je n’ai pas trouvé très difficile de faire ma vie ici. Peut-être parce que j’ai découvert Genève via les bistrots ouverts après 22 heures, le reste du temps, je travaillais. Je sors peu, je ne suis pas mondain. J’ai quelques amis, ici et ailleurs. Cela me suffit.

Pas mondain mais couvert d’éloges et de récompenses, et cela depuis vingt ans: comment ressentez-vous tous ces honneurs?

Cela fait plaisir, même si j’ai toujours un peu l’impression que ce n’est pas mérité.

Vous dites, ou on vous fait dire: «Je fais de l’horlogerie, pas de la montre»…

Je le dis et, en tant qu’horloger indépendant, je le revendique. Aujourd’hui, en Suisse et ailleurs, nous sommes très peu dans ce cas-là, cinq à six, pas plus.

D’où vous vient cette force, cette conviction d’être dans le juste?

D’une idée qui passe, d’une rencontre, d’une envie quasi instinctive de choses nouvelles. J’aime chercher, créer, inventer, résoudre des problèmes, trouver des solutions, des réponses. Cela peut prendre une semaine, un mois ou des années, ce n’est pas important (ndlr. la Sonnerie Souveraine présentée en 2005-2006 a nécessité six ans de travail et dix brevets ont été déposés). J’ai des envies de montres sur lesquelles j’ai travaillé il y a quelques années, mises depuis en hibernation, mais qui peuvent à tout moment se réveiller. D’autres que je reprends, peaufine, retravaille (ndlr. telle l’Octa Phase de Lune cette année).

Un exemple?

centigrapheLe Centigraphe présenté ce printemps. Ce n’est pas du tout un projet que j’avais entête. Via la Fondation de l’ICM, j’ai rencontré Jean Todt le patron de Ferrari. Au cours de la discussion, nous avons évoqué la montre idéale pour le monde de la course automobile. Je me suis alors souvenu de recherches faites il y a plus de quinze ans sur un chronographe exponentiel. Il est très vite apparu qu’un chrono avec trois aiguilles tournant à des vitesses différentes était la bonne base de départ. J’ai ensuite mené des réflexions sur les boutons poussoirs, sur le problème des rapports de forces dans le mouvement, les exigences et les pertes d’énergie, j’ai repris un brevet de la Sonnerie Souveraine. Tout se fait, se crée par étapes.

Quel regard portez-vous sur «l’innovation horlogère» d’aujourd’hui, notamment du côté des matériaux?

Je regarde cela de loin et n’y crois pas beaucoup. J’ai essayé le silicium, cela ne m’a pas convaincu. Les problèmes de service aprèsvente seront intenables. En fait, ce sont des montres jetables.

Et sur l’euphorie actuelle du secteur?

La demande existe, certes, mais l’une des grandes faiblesses du secteur est liée aux mouvements. Trop de marques dépendent de Swatch Group. Le robinet est en train de se fermer, nombre d’entre elles vont avoir des problèmes et devront soit investir dans des outils de production propres, soit payer leurs mouvements plus cher. Pour tenir, elles devront alors baisser leurs marges ou augmenter encore – cela paraît difficile – leurs prix.
Quelles sont celles qui réussiront à survivre dans cinq à dix ans? Il devrait y avoir quelques coups de balai, qui vont assainir le marché.

Vos pairs et collègues disent souvent de vous que vous êtes un génie. Comment vit-on ce regard admiratif ?

C’est un terme usurpé. (FPJ se retourne vers un régulateur du XVIIIe signé Antide Janvier.) Lui comme bien d’autres étaient des génies. A leur époque, montres et horloges avaient une utilité. Lorsque vous avez un rendez-vous, il y a deux données de base indispensables: le lieu et l’heure. Seules la montre et l’horloge alors donnaient cette seconde information. La plupart des montres d’aujourd’hui sont devenues des bijoux entourés de concepts marketing pour justifier et prouver le contraire. Pour moi, et je l’ai déjà souvent dit: la seule politesse d’une montre, c’est de donner l’heure. C’est ma philosophie, celle qui explique tout mon travail.

Vous inscrivez-vous dans la filiation de ces fameux horlogers des XVIIe et XVIIIe siècles? Avez-vous le sentiment, comme eux, d’amener quelque chose à l’art horloger?

Non, ils étaient les chercheurs, les inventeurs. Moi, je combine, je joue avec ce qu’ils ont créé, je n’ai encore rien amené. Un jour, peut-être.

Une verticalisation de la production qui touche à son terme, des parts dans une société de cadrans, une manufacture en phase d’achèvement, une production qui approche des objectifs fixés, 80 salariés, quatre boutiques et d’autres en projet. Est-ce que vous avez franchi un cap?

On peut avoir cette impression, mais je ne la partage pas, Je suis toujours en train de construire mon outil de travail. J’aurai le sentiment d’avoir passé un cap lorsque je pourrai me consacrer entièrement à la création. Ce n’est pas encore le cas.

Vous contrôlez tout, de la création à la fabrication, de la vente à la communication, est-ce que vous n’avez pas l’impression d’être devenu un redoutable homme d’affaires plus qu’un horloger?

Evidemment non! Ce qui compte, ce n’est pas le champ des activités que vous couvrez, c’est votre capacité à prendre les bonnes décisions au bon moment et à vous entourer des bonnes personnes. Lorsque je m’absente, ce n’est pas pour trois jours, mais pour dix ou quinze, et je le fais l’esprit tout à fait reposé. Je sais que ça fonctionne, je ne téléphone pas pour être tenu au courant. S’il y a un problème, ils me contactent.

Ce contrôle sur tout, ne serait-ce pas une manière de gérer l’angoisse?

Je ne crois pas, je ne l’ai jamais envisagé sous cet angle. Tout cela est né d’une réflexion et d’un constat. Je produis aujourd’hui environ 900 pièces par an et vise les 1200 d’ici à deux ou trois ans. Avec un tel volume, cela ne sert à rien que je sois présent partout dans le monde avec, chaque fois, un tout petit nombre de pièces disponibles et, qui plus est, avec le risque que ces montres soient présentées comme toute autre «marchandise» horlogère, un terme qui me rend totalement fou.
Par ailleurs, je n’ai pas à chercher la clientèle, mais à montrer mon travail dans quelques endroits clés. Aujourd’hui, nous avons quatre points de vente directs dont un en franchise, je pense en ouvrir encore quatre notamment à New York, Londres, Paris et Pékin.
Dernier argument, en contrôlant la distribution et la vente, nous avons la possibilité de former le personnel. C’est notamment à cela que servira la boutique de Genève (ndlr. ouverte ce printemps). C’est la boutique-école.

A ce propos, vous avez souvent évoqué votre envie de créer une école horlogère au sein de votre manufacture, où en êtes-vous de ce projet?

L’envie est toujours là, mais, pour l’instant, j’ai des contraintes de locaux et de travaux qui m’empêchent de la réaliser. Je dois d’abord terminer tous les aménagements. Il faut également que je planche et prépare le discours pédagogique. Je laisse mûrir…

On a l’impression que ce processus de maturation est quelque chose de très important pour vous?

C’est vrai, je pense qu’il faut donner, se donner du temps, que les choses, les envies et les projets ont besoin de décanter. Cela m’arrive souvent de mettre un projet, une envie de côté, car je sais que le processus de réflexion continue de manière inconsciente. Nous avons, j’ai toujours plus d’idées que de temps disponible, il faut donc que le tri s’opère.

Et jamais de frustration?

Non. J’ai appris à la gérer. Je peux sans problème laisser un projet pendant cinq ans dans un tiroir. On ne peut pas construire un mur en un jour. En revanche, on peut, et sans effort, poser une pierre par jour, et le mur se construit sans qu’on y pense, sans qu’on le réalise.

journeDerrière ce côté zen et posé, on sent pourtant bouillir l’énergie et l’exigence, vous ne vous énervez jamais?

Je m’énerve sur les détails.

On dit de vous que vous êtes sérieux, mystérieux, fascinant humble et pudique. Vrai ou faux?

Sérieux. Dans le travail, c’est vrai. Mystérieux. Je ne crois pas, peut-être le dit-on parce que je sors peu et ne fréquente pas les soirées people.
Fascinant. Je ne peux pas me prononcer.
Humble. C’est vrai même si cela sonne comme le comble de l’orgueil. Disons que je le suis plus ou moins, et selon les sujets.
Pudique. (silence.) Peut-être

Et la dimension plaisir dans tout cela?

Elle existe, et surtout dans l’instant. Un bon cigare, pourquoi pas? Un bon vin aussi! Mais je ne thésaurise pas, ni ne stocke. Je préfère investir dans la manufacture, dans l’outillage. Nombre de grands horlogers du passé ont fondé des dynasties.

Vous avez deux fils, est-ce que vous avez ce désir-là, le désir de la dynastie?

Non, car le monde a changé; l’enfant n’est plus destiné à reprendre le capital paternel. C’est désormais une personne à part entière, qui va faire ses propres choix. Mon fils aîné s’oriente vers la médecine et le second est beaucoup trop jeune pour que soit évoqué son avenir professionnel. Il fera ses choix et, si l’horlogerie ne le tente pas, eh bien, ce ne sera pas grave du tout. La seule chose qui compte dans la vie c’est de faire ce qui nous passionne, de s’amuser en le faisant, tout le reste n’a aucune importance…

 

Didier Pradervand

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