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Haute fréquence Orgueil et préjugés

Par David Chokron

Les marques horlogères se sont réengagées dans une course à la haute fréquence. Elles se battent pour savoir qui a la plus grosse, la plus grande, la plus rapide. Si les progrès technologiques sous-jacents sont intéressants, cette débauche de gros chiffres est un leurre.
Explications.

echappement haute fréquence breguetAprès 40 ans de quasi-sommeil, le sujet de l’augmentation de la fréquence des mouvements a refait surface. Stabilisée à 4 Hz, ou 28 800 alternances par heure, la vitesse standard des mouvements mécaniques modernes ne connaissait que peu d’exceptions. Alors que seules 3 marques produisaient des calibres à 5 Hz (36 000 alternances par heure), 4 ont désormais entrepris de dépasser cette limite, considérée comme un maximum raisonnable. Ce préjugé est balayé. Ainsi, des calibres à  10, 50 et même 500 Hz ont été présentés en 2011.

Pour et contre la vitesse
La fréquence d’un mouvement quantifie le nombre d’allers et retours par heure qu’effectue son balancier. L’équation est la suivante : plus un mouvement va vite, plus il consomme de l’énergie. Elle disparait sous forme de frottements (axes du balancier et de la roue d’échappement, contraction du spiral, chocs de la roue d’ancre). En parallèle, un mouvement à haute fréquence règle mieux pour une raison statistique. En effet, un accident qui perturberait le cycle du spiral ralentit insensiblement la marche. Une erreur sur 100 a moins d’incidence sur la précision moyenne de la montre qu’une erreur sur 110, et a fortiori sur 200. D’un côté plus de contraintes mécaniques, de l’autre la promesse d’une meilleure tenue chronométrique en conditions réelles.

Le faisceau d’explications
La haute fréquence ne sort pas de nulle part. Elle a fait son retour dans les débats pour déterminer qui est le meilleur, le plus beau et le plus intelligent parmi les marques et ce pour une séquence de raisons.

1- on innove sur le zéro lubrification. Des prototypes (Jaeger, Cartier) sortent qui fonctionnent sans huiles. On promet monts et merveilles sur la durabilité. On découvre la lubrification sèche, des matières à la surface lisse et naturellement lubrifiée (en réalité, elle l’est par l’humidité ambiante).

2- le silicium est adopté comme matériau du futur. Des pionniers comme Ulysse Nardin, De Bethune ou Breguet l’utilisent régulièrement. L’objectif est toujours la durabilité.

3- la précision redevient un enjeu véritable. L’émergence d’observatoires nouveaux (Glashütte, Besançon), de concurrents du COSC, des certifications alternatives séduisent les marques qui veulent se distinguer. Le constat de base est que le COSC teste des mouvements non-emboîtés, pas des montres, que ses exigences ne sont pas particulièrement élevées et que des dizaines de marques l’obtiennent.

4- le fatal retour du vintage. Avec la crise et pour séduire le client asiatique, un très grand nombre de marques a effectué un retour dans ses archives. Elles en ont extrait un style rétro qui a envahi les salons cette année. Elles ont aussi retrouvé des brevets de bienfacture passée, comme des diplômes de concours d’observatoire. Ces compétitions étaient le seul terrain de bataille objectif des marques car la précision se quantifie.

journe centigraphC’est reparti comme en 60
Avec un objectif (montrer qu’on est le plus fort avec des chiffres) et des moyens (le silicium), les marques horlogères ont donc relancé une course à l’armement qui avait été abandonnée en catastrophe à la fin des années 60. En effet, les moteurs à 5 Hz datent de cette époque. Le plus connu, le El Primero de Zenith, côtoyait des créations Longines, A. Schild, Zodiac et on en passe. Ulysse Nardin a même produit un kit pour faire monter l’ETA 2824 à 5 Hz, sans succès. Ils ont été mis à la casse, tous sans exception, quand il s’est avéré que le régulateur à quartz permettait des fréquences et une précision de marche incomparablement supérieure à la mécanique de série. Car il ne faut pas se voiler la face, la véritable haute fréquence à usage grand public était et est toujours piézo-électrique. Pour arriver mécaniquement à des fréquences supérieures à 5 Hz, il y a ceux qui marchent à toute vapeur, et ceux qui prennent les raccourcis. Les seconds ne sont pas les moins intéressants puisqu’ils font preuve d’une intéressante originalité.

Du 100 avec du 3
Il y a deux simulateurs de grande vitesse. Le premier, c’est François-Paul Journe et son Centigraphe. La montre est équipée d’un ensemble réglant à 3 Hz. Mais son chronographe affiche les temps courts au 100e de seconde. Il y a donc une contradiction apparente entre ces deux rythmes. Certains l’expliquent par la notion de démultiplication. En clair, un jeu d’engrenages permettrait la division du 6e de seconde natif de l’échappement en des unités plus petites. La chose n’est tout simplement pas possible. Pour diviser une unité de temps, il faut un diviseur stable. Et en horlogerie, le seul que l’on connaisse est précisément l’échappement. En clair, on ne peut pas diviser sans un spiral réglant aussi rapide que l’indication recherchée. La solution est donc tout autre, un procédé ingénieux et aujourd’hui unique sur le marché horloger. L’aiguille qui indique le 100e est impulsée une fois par seconde. L’aiguille fait un tour complet sur son compteur, celui situé à 10 heures, comme un tourniquet. Elle accomplit ce tour à une vitesse sensément constante. Le chronographe l’arrête dans sa course, en face d’une graduation du compteur. Au lieu d’utiliser un diviseur, Journe compte sur la régularité de la vitesse de son aiguille foudroyante qu’on arrête quand on veut, même entre deux impulsions.mikrotimer

Plus vite
Le second simulateur de grande vitesse, c’est TAG Heuer. La marque veut rééditer l’exploit de son Mikrotimer de 1916, un chronographe de poche qui indiquait le 100e de seconde. Une première étape avait été franchie par la Carrera équipée du calibre 360 de 2006. Elle fonctionnait déjà au 100e de seconde avec un mode de construction que TAG a conservé tant il est pratique. Le mouvement est en deux parties. La première est un ETA 2824 de base, qui bat à 4 Hz. La seconde est un module de chronographe, autonome en termes de régulation grâce à un balancier très petit et léger et un spiral rigide et court. Ils l’amènent à 360 000 alternances par heure, soit 50 Hz. Les deux modules sont reliés par la partie remontage, la couronne remontant le premier système dans un sens, le second dans l’autre. Et c’est là l’intelligence, et la limite de la chose : seul le chronométrage est de haute précision. Et il n’a vocation à fonctionner que quelques minutes par-ci par-là.

Beaucoup plus vite
tag mikrographLe calibre 360 a peu vécu, car il était franchement indéchiffrable. Plus on indique une petite fraction du temps, plus il est difficile de la rendrelisible.La Carrera Mikrograph se veut donc «le chronographe à lecture centrale le plus rapide du monde ». Ici, la notion de lecture centrale n’est pas une manière de limiter le superlatif. Le calibre en question bat aussi à 50 Hz et est désormais produit directement par TAG. Làoù TAG a réellement innové, c’est avec le Mikrotimer Flying 1000.
Toujours sur une architecture duale, son chronographe bat à 500 Hz, capable de mesurer le 1000e de seconde. Pour en arriver là, il a fallu faire fi de nombre de conventions horlogères. D’abord, il n’y a plus de balancier. Ce volant d’inertie, fait pour emmagasiner l’énergie de l’impulsion à l’échappement, gêne par son poids. De toute manière, l’impulsion est si fréquente qu’il n’y a pas besoin d’en stocker l’énergie. En effet, le ressort spiral va tellement vite qu’il relance en quasi-permanence l’axe du balancier, car il est extrêmement rigide. A tel point qu’il a du mal à se mettre en route. C’est pourquoi TAG lui a adjoint un lanceur, un levier relié au poussoir start du chrono et qui donne une impulsion initiale. Les frottements de la roue d’ancre sont quasi inexistants : elle va tellement vite qu’elle tape contre l’ancre, sans s’y frotter. Les problèmes de friction sont remplacés par des problèmes de dureté. Ce fonctionnement est relativement simple, mais il n’est pas encore industrialisé. Et ici aussi, les chronométrages sont courts, les contraintes mécaniques sont donc sans commune mesure avec un mouvement qui fonctionnerait 24/7.

Du 6 au 10
Passer le cap des 5 Hz n’est cependant pas une mince affaire. Audemars a dégainé le premier vers 2009 avec un calibre à 6 Hz. Basé sur un mouvement à 3 Hz à 8 jours de marche, le calibre 2908 pompe la même quantité d’énergie en 3 jours. Le rendement est donc très faible, même si ce mouvement a vocation à être une vitrine technologique avec son double spiral et son échappement mi-ancre mi-détente Discrètement, Chopard travaille sur un échappement silicium dans un chronomètre qui existe à l’état de prototype. Mais ils ne sont pas surs de la fréquence sur laquelle le caler, 8 ou 10 Hz. Puis est venu Breguet avec son type XXII. Un proto en 2010, une montre de série (plus propre, plus lisible) en 2011, et le terrain est conquis avec la valeur symbolique de 10 Hz. La montre à l’échappement le plus rapide est elle aussi un chronographe.

Rester « Le Premier »
De son côté, Zenith, qui a longtemps occupé seul le terrain des 5 Hz avant que DeBethune et Seiko ne le rejoignent dans les années 2000, travaille sur un mouvement à 50 Hz. Il s’agit d’un prototype, non pas de chronographe mais d’une montre à quantième et réserve de marche, de grand diamètre et automatique.

Avec des Si
Ce que ces montres ont en commun est avant tout technologique. En effet, elles retiennent toutes des ensembles réglants en silicium. Au minimum ancre, roue d’ancre voire spiral sont faits de cette matière aux reflets bleus, verts ou violets. Et c’est tout ce qui est nécessaire. Les seuls rouages qui battent réellement vite, les sources de friction et d’usure, sont situés là. Les véritables défis à relever l’ont été dans le passé, la vitesse élevée n’est pas un exploit à obtenir et la durabilité est garantie (ou tout du moins promise) par les propriétés tribologiques du silicium, qui devrait en tirer une crédibilité nouvelle.

apbreguet echappement haute frequence

Garder son rang
L’enjeu véritable est ailleurs. Les marques veulent défendre leur territoire. TAG est associé à la F1, dispose de moyens croissants et d’une autonomie nouvelle sur la R&D et la fabrication. Breguet veut être une marque du futur autant que du passé, et perpétuer la tradition d’innovation (un oxymore intéressant) de son fondateur. La tête pensante de la R&D Audemars Piguet, Giulio Papi, est un horloger accompli qui veut maîtriser tous les aspects de la haute horlogerie. Quant à Chopard, la manufacture se bat pour faire valoir son indépendance et sa maitrise dans le haut de gamme. Enfin, Zenith entend bien rester la marque la plus rapide du marché pour donner suite au El Primero. Chacun au nom de son passé veut préempter l’avenir.

Avoir la plus grande
Or le bénéfice initial de la haute fréquence est une meilleure précision de marche. Et cela, aucune marque ne le met en avant, ni ne le prouve. Elles comptent sur le fait que le public sera hypnotisé par des chiffres astronomiques. Si la démarche technologique est louable, elle est ici mise au service de l'orgueil. Car en vérité, un bon mouvement 4 Hz bien réglé et bien rodé accomplit des merveilles en termes de précision. Et le véritable obstacle qui se dresse entre un calibre et un écart de marche zéro est le porteur même. Chocs, mouvements, manque de soin et d’entretien sont les vrais facteurs d’imprécision. Et à cela, il n’existe pas de remède adapté à une fabrication en série. Ni au niveau de la lubrification, ni des matériaux ni de la vitesse à laquelle le balancier va et vient.

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